Les Prix ARDUA 2018

GRAND PRIX ARDUA 2018: François CHENG

                Remise du GRAND PRIX ARDUA 2018 à Monsieur François CHENG :

M. François Cheng, les membres de l’ARDUA sont honorés et heureux de vous accueuillir à Bordeaux pour la remise du grand Prix ARDUA 2018.

 Votre oeuvre est unique et difficile à classer. Bien sûr il est évident que cette oeuvre réunit laculture orientale et la culture occidentale mais ce constat premier n’est pas suffisant pour la définir car les éléments de réunion, de fusion sont très complexes et nuancés, comme sont complexes les choix que vous faites au niveau des genres littéraires que vous utilisez.

Votre immense talent est d’avoir en effet d’abord si bien uni, et de façon si profonde, les deux cultures, les deux sensibilités, les deux visons du monde, les deux formes de spiritualité de l’Orient et de l’Occident. Uni, sans que l’une perde quelque chose de son identité. Ce qui est déjà rare et surprenant. Cette fusion, sans artifice, comme naturelle nous paraît unique. Qu’est-ce qui a si bien pu réunir chez vous les deux?

 

... Peut-être la recherche constante de la beauté et de l’âme.

La nostalgie de l’Orient existe bien sûr dans votre oeuvre, surtout la nostalgie du pays d’enfance que l’on ressent ici et là, et pourtant cette nostalgie bien présente ne fait pas de vous simplement un poète de l’exil, car il y a une force positive dans ce que vous écrivez qui vise une portée universelle et qui l’emporte. C’est le monde entier, le cosmos que vous regardez toujours, la nature d’ici et de là-bas.

J’ai l’impression que votre oeuvre se construit autour de 3 grands pôles qui tissent spontanément des liens entre eux : une quête de l’âme, une quête de la beauté, une recherche de la poésie dans toutes ses formes, tous ses états, une harmonie enfin, résultat d’une grâce entre ces trois pôles âme, beauté, poésie.

I- une quête de l ‘âme

Cette quête de l’âme que l’on pressent toujours primordiale dans tous vos écrits (romans, poésie, essais sur l’art), vous lui avez consacré en 2016 un livre émouvant sous la forme de lettres adressées à une amie artiste qui vous écrit la première et à qui vous répondez sur une question qu’ils avaient abordée autrefois, la question de l’âme, si inactuelle, si peu à la mode depuis la fin du romantisme au XIXème.

Vous y répondez en vous appuyant sur des exemples de votre vie personnelle et des exemples empruntés à la culture orientale et chinoise en particulier, aux religions orientales, à l’hindouisme, ainsi qu’au catholicisme et judaïsme. Ce qui frappe le lecteur, c’est que votre approche plurielle - nous évitons volontairement l’emploi du mot syncrétique -  et forcément philosophique de la question évite l’intellectualisme, en mettant toujours au premier plan l’intuition et le sensible. Comme dans d’autres de vos écrits, on est sensible dans ces lettres à une pensée poétique imaginative. L’image pense au moins autant que le concept, toute votre oeuvre le démontre. Il y a dans l’imaginaire et la pensée mythique la reconnaissance d’une forme de pensée « la pensée par images »(JJW). Il y a une intelligence imaginative (un noûs poétikos) dont l‘efficacité ne doit rien à la ratio pure.

La nature est pour vous un vivier inépuisable pour la recherche d’images. Votre sensibilité poétique sur un sujet philosophique vous permet d’éviter aisément les pièges de l’éclectisme, car c’est bien cette sensibilité première qui réunit toutes ces visions, tous ces points de vue.

Vous vous en tenez à l’essentiel : la place de l’âme par rapport à celle de l’espritdans une écriture qui pourrait paraître dispersée ou fragmentée. On est sensible aussi aux convergences fortes que l’on sent entre votre texte et Pascal, votre texte et ceux de la philosophe Simone Weil.

Nous avons aimé enfin dans ce livre le rapprochement très personnel - que vous faites aussi dansd’autres essais - entre beauté et bonté.

Cette quête de l’âme si perceptible dans vos poésies (La vraie gloire est ici, A l’Orient de tout), est de façon plus surprenante encore au coeur de votre roman poétique L’éternité n’est pas de trop. Ce beau récit, construit comme un conte s’impose d’abord comme une histoire d’amour qui semble réactiver le mythe littéraire de Tristan et Yseult. Mais ce roman est beaucoup plus qu’un récit de passion amoureuse. C’est l’histoire d’une quête spirituelle de l’être ouvrant sur le mystère de la vie, de la mort, de l’éternité. La notion d’âme occupe selon nous une place centrale dans cette fiction poétique où le symbolique joue un rôle essentiel. Ce roman affronte les questions essentielles qui se posent aux humains : d’où viens-je, qui suis-je, où vais-je? Le mythe de Tristan et Yseult est largement dépassé. Un exemple. Si les deux amants ne connaîtront jamais la passion charnelle, ils n’ont pas l’impression - c’est particulièrement vrai pour le héros - d’être passés à côté de l’amour et du bonheur que fait naître l’amour. L’amour charnel n’est pas complètement absent non plus puisque les corps s’attirent et s’aiment à travers le contact des mains. Le sommet de cet amour charnel, c’est lorsque Dao Shey réanime la femme aimée que l’on croyait morte. Mais charnel et spirituel sont inséparables dans ces retrouvailles. C’est bien la dimension spirituelle de cet amour qui transcende les souffrances provoquées par l’absence. On retrouve la force de cette notion d’âme dans une histoire seconde que contient le roman. C’est le moment où le héros sauve l’enfant mal aimé du domaine, Gan-er, qui vient de se noyer. C’est un autre moment important de résurrection puisque le héros va devenir le père spirituel de Gan-er. Il va  lui apprendre la divination et la médecine (savoirs qui lui ont été transmis par un moine). En sauvant une vie, le héros suscite sans le savoir la vocation d’un disciple.

II- Une quête de la beauté.

Cette beauté pour vous est d’ abord inséparable de la nature, du cosmos et de l’âme dont nous venons de parler. Elle est présente dans de nombreux essais sur la peinture chinoise comme Vide et plein, dans les romans, en particulier Le dit de Tian-Ty qui raconte la vie d’un peintre tourmenté, elle est omniprésente dans les poèmes et l’auteur lui a consacré un livre magnifique, un essai : Cinq méditations sur la beauté. Nous allons nous arrêter sur ce grand texte où vous refusez d’interroger l’esthétique en dehors de l’éthique. “L’esthétique ne peut atteindre le fond d’elle-même qu’en se laissant subvertir par l’éthique”. D’emblée le poète pose sans trembler cette question : “mais une beauté qui ne serait pas fondée sur le bien est-elle encore “belle”?

Dans la première méditation, vous faites comprendre le désir que ressent chaque être de tendre vers la plénitude de sa présence au monde”. Dans ces conditions pour vous, la beauté n’est pas quelque chose de figé dans sa perfection, quelque chose de statique. Elle ne peut s’appréhender de façon vivante que dans l’élan, le mouvement du désir, dans un entre-deux bouleversant, un échange : “La vraie transcendance, paradoxalement, se situe dans l’entre, Dans ce qui jaillit de plus haut quand a lieu le décisif échange entre les êtres et l’Etre”.

La beauté selon vous dépasse la seule contemplation esthétique. Elle suscite l’émotion la plus haute que nous pouvons ressentir dans un échange qui nous dépasse et qui relève d’une sorte de grâce fulgurante qu’il faut savoir saisir.

Dans la deuxième Méditation, vous approfondissez un peu plus cette relation vitale qui existe entre la beauté et la spiritualité. Cette vraie beauté que vous avez présentée comme étant avanttout dans le désir et l’élan, vous lui donnez un sens sur le plan du temps :  “elle est un advenir”. Non seulement on ne peut la limiter au présent de la découverte et de la contemplation mais elle renvoie à la fois à un passé mythique et perdu et à un paradis promis : “Chaque expérience de beauté rappelle un paradis perdu et appelle un paradis promis”.

Sans ce fond puissant de spiritualité et d’âme, le désir de beauté se limiterait à un objet de beauté. Mais vous rejetez ce point de vue étriqué car le désir de beauté “aspire à rejoindre le désir originel de beauté qui a présidé à l’avènement de l’univers, à l’aventure et la vie”.

Le désir de beauté ne peut se limiter à un objet de beauté, car il dépasse la notion d’objet, il suscite une naissance, il est la vie dans ce qu’elle a de meilleur. Vous rappelez dans la troisième Méditation votre critère de base : “est vraie beauté celle qui relève de l’Etre, qui se meut dans le sens de la vie ouverte”.

Cette beauté qui repose bien sur l’élan, le mouvement, le désir de se mouvoir dans le sens de la vie ouverte ne correspond pas seulement à un moment de grâce. Le moment de grâce, on le reçoit comme un cadeau. Ici, il y a une force dynamique qui s’apparente à celle du don, au désir du don, ”le don de soi a le don de nous rappeler, encore une fois, que l’avènement de l’univers et de la vie est un immense don”.

On voit bien qu’esthétique et éthique sont inséparables puisque ce don “est en soi une éthique”. Dans la quatrième Méditation, vous allez encore plus loin pour évoquer la notion d’échange en vous appuyant cette fois-ci sur la cosmologie chinoise, fondée sur la notion de souffle. L’idée de mouvement n’est pas perdue mais l’échange devient intériorisation et rencontre des deux éléments en présence:  “tandis que l’homme devient l’intérieur du paysage, celui-ci devient le paysage intérieur de l’homme”. Franchissant un pas de plus dans ce lien qui relie la beauté à la spiritualité, le poète se demande alors si le sujet qui a ce désir de beauté n’aspire pas, lorsque l’inspiration est au rendez-vous, “à une rencontre suprême , celle qui le relierait au regard initial de l’univers”.

Dans un bel élan de synthèse, la cinquième méditation rassemble toutes ces idées en rappelant que l’art est toujours l’élévation d’une présence dans le temps comme avènement. Dépassement des apparences, des limites de l’objet pour retrouver la source, l’origine, la vie, jaillissement du don et de l’âme, écoutons F.CHeng qui décrit cette émotion qui relève autant de l’éthique que de l’esthétique devant un “spectacle de la nature”:

Soudain, on passe de l’autre côté de la scène. On se trouve alors au-delà de l’écran des phénomènes, et l’on éprouve l’impression d’une présence qui va de soi, qui vient à soi, entière, indivise, inexplicable et cependant indéniable, tel un don généreux qui fait que tout est là, miraculeusement là, diffusant une lumière couleur d’origine, murmurant un chant natif de coeur à coeur, d’âme à âme.”

 

III- La quête poétique dans tous ses états :

Comme le montre bien cette dernière citation des Cinq méditations sur la beauté, vous êtes avant tout un poète. Même quand vous choisissez le terrain de la philosophie comme dans cet essai, vous demeurez un poète. Cette poésie, nous avons eu l’occasion de le dire, est au coeur du récit L’éternité n’est pas de trop.

Avant d’aborder de plus près les poèmes, il me semble important de souligner que la poésie est dans tous vos écrits, car quel que soit le genre que vous abordez, vous êtes en premier, dans votre âme, un poète. Essayons de définir votre conception de la poésie.

François Cheng comme tous les grands poètes, ne reproduit pas le monde, il le produit. Vous considèrez la poésie comme ce qui rapproche le plus l’homme de l’univers. Poésie et spiritualité sont inséparables. Le poète vise à un autre moyen de connaissance. Par-delà la connaissance rationnelle, il tente d’atteindre une communication directe, intuitive avec les choses. Il se rapproche du primitif et du mystique pour en saisir les correspondances profondes. Poésie et mystique s’acheminent vers cet état où s’efface toute contradiction en s’arrachant au monde des apparences pour s’élever  à la contemplation de l’unité. Vous cherchez à vous rattacher à un Tout qui vous dépasse mais dont vous faites partie. François Cheng est évidemment un poète lyrique. Le lyrisme exprime la relation du moi avec ses profondeurs en communication avec l’univers. Dans ce moi profond où physique et spirituel s’unissent, l’élan lyrique essaie de convertir le moi unique et personnel à l’universel. Le lyrisme est mouvement. Il correspond à l’étincelle d’une sensibilité poétique au contact de la réalité la plus profonde. Le lyrisme va vers l’inconnu, il participe du mystère. La connaissance lyrique n’est ni successive, ni progressive, elle est un emplissement immédiat de la connaissance. L’acte poétique correspond à un essai de passage du temps profane, historique, du chaos et du non-être, au temps mythique des commencements, au temps sacré, temps de la communication du cosmos et de l’être.

Nous allons maintenant faire entendre vos poèmes de François. Avant de vous faire découvrir cette dimension orale à travers la lecture de trois poèmes, je voudrais souligner la liberté de ce poète vis-à-vis des influences, des familles poétiques, des théories poétiques qui ont fleuri notamment après le surréalisme.

Les poèmes de François Cheng lui ressemblent, tel que nous l’avons découvert sans tous ses écrits. C’est dire que la différence essentielle avec les autres écrits tient surtout à la forme choisie, celle du vers, plus concentrée, plus cristallisée, plus distillée. C’est particulièrement vrai pour son dernier recueil, très beau, qui vient de paraître en 2018 Enfin de le royaume. Particulièrement dense, d’un extrême dépouillement, puisqu’un poème est réduit à un quatrain.

Un exemple :

Un iris,

Et tout le crée justifié;

Un regard,

Et justifiée toute la vie. (p.106)

En quelques mots, magnifiquement, le poète va à l’essentiel.

L’originalité de ces textes tient d’abord selon nous à l’incroyable harmonie qui y règne entre la sensibilité poétique et le sentiment métaphysique, entre l’abstrait et le concret. Mais cette réussite ne doit rien à l’application d’une recette. Votre écriture poétique, François Cheng, se forme comme naturellement entre métaphysique et poétique de l’instant.

Ecoutons votre voix maintenant :

Deux exemples dans à l’Orient de tout :

  • Exemple d’une forme brève où l’équilibre semble parfait entre concret et abstrait:

Lumière juste érigée

En chemins, en collines,

En cyprès...choses lointaines

Ou proches que jamais

Nous n’avons révélées,

Faute de mots exacts

Et d’un coeur transparent.

  • Un deuxième exemple si proche de la poésie pure :

Entre deux rochers

Surplombant le vide

Le pin ivre d’écoute

Dira nos secrets

Oiseaux du matin

Ni brumes du soir

Jamais ne rompront

Le fil de nos voix

Voix échangées là

Au hasard d’un jour

Un jour par-dessus

Les années _

Lumière

Dans un autre recueil, La vraie gloire est ici, nous ne résistons pas à l’envie de vous faire découvrir ce très beau poème, d’une forme un peu plus longue.  :

Il neige dans la nuit,

En secret, en sourdine.

En un instant, la terre

S’éclaircit, s’épaissit;

L’air froid cède le pas

A une douceur subite.

Longtemps privés de feuilles,

Les arbres se sentent pousser

Des ailes; de branche en branche

Ils suspendent des guirlandes,

Criant : “Demain la fête!”

A l’aube, tout est fin prêt,

Tous s’habillent de neuf.

Conviés au grand festin,

Intimidés, mésanges

Et merles osent à peine

Bouger leurs pattes, de peur

De salir la nappe blanche...

Sur le pré, l’énigmatique tortue,

à la démarche immémoriale,

En quête de quel secret tu?

De quel oracle inaugural?

La beauté de ce dernier poème tient à sa dimension d’universalité et à son pouvoir d’unir l’infime, le particulier et l’universel.

Conclusion :

Les trois pôles de l’art de François Cheng que nous voulu mettre en lumière pour la clarté de la présentation: quête de l’âme, quête de la beauté, quête poétique, se correspondent, sans aucun artifice, et fusionnent dans une sorte de grâce qui caractérise son oeuvre en lui donnant toute son originalité.

La réussite de sa création qui est bien reconnue, tient, il me semble, à cette harmonie exceptionnelle qui relie toutes les orientations de son oeuvre, qui réunit constamment le poète et le philosophe, la sensibilité la plus fine et un savoir qui nourrit son oeuvre, lui donne une partie de sa substance mais en sachant toujours s’effacer derrière l’intuition et le sensible qui demeurent premiers..

Ces quelques éléments que j’ai essayé de mettre en valeur pour éclairer votre oeuvre portent les germes, je n’en doute pas, du beau colloque qui s’annonce en 2019 autour de l’ensemble de votre oeuvre.

Nous vous redisons notre bonheur et notre émotion de vous remettre aujourd’hui notre Grand Prix ARDUA 2018.