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Les Prix ARDUA 2015

Retour sur la remise des prix ARDUA 2015

Plusieurs prix ont été décernés le 21 mai 2015 dans les salons de la Mairie de Bordeaux....

- Le Grand Prix ARDUA a été remis à Miche lSUFFRAN pour l’ensemble de son œuvre,

- Le Prix Yolande Legrand a été remis à Alain PARAILHOUS pour l’ensemble de son œuvre,

- Le Prix des Premières Réalisations a été remis à Marie-Ange BARTHOLOMOT-BESSOU pour : Sept années volées à ma jeunesse.


La remise du Grand Prix ARDUA à Michel Suffran :

Photo: J. Mathé

Grand prix ardua 2015

 

A cette occasion, Gérard Peylet, Président de l'Ardua a prononcé un discours évoquant l'oeuvre de Michel Suffran:

"Dans  La quête intermittente, Eugène Ionesco écrivait : « Ébloui, angoissé encore plus, par le livre de Michel Suffran : La Nuit de Dieu. Comment cet écrivain n’est-il pas plus et mieux connu ? » Je pourrais reprendre aujourd’hui, à mon compte, ces mots d’Eugène Ionesco.

Pour quelle raison, Michel Suffran, avec une telle œuvre, n’êtes-vous pas plus et mieux connu ? Pour quelle raison, un grand écrivain comme vous est-il finalement si mal reconnu par sa région même?

Peut-être à cause de la diversité très grande de votre œuvre. Peut-être aussi parce que, homme de Bordeaux et d’Aquitaine, vous incarnez l’esprit des lieux et que l’esprit des lieux ne fait pas forcément partie de l’esprit du temps qui préfère l’éphémère, l’utile, le divertissant. Et aussi surtout, parce que fidèle à Bordeaux, vous avez beaucoup ignoré Paris et ses médias. J’ai pu le vérifier avec de grands poètes. C’est donc avec joie que l’ARDUA aujourd’hui répare un peu cette injustice tout en renouant avec les principes qui étaient les siens à l’origine : remettre son grand Prix à un écrivain ayant un lien avec la région.  Mais il me faut tout de suite apporter une correction importante à cette expression qui n’est pas fausse « homme de Bordeaux », « écrivain bordelais ». Il faut dire très clairement, pour éviter tout malentendu, que votre œuvre Michel Suffran n’est pas une œuvre régionaliste, pas plus que celle de Giono, celle de Pierre Michon ou celle de Jean Follain. C’est une œuvre qui nous plonge comme chez ces grands écrivains que j’ai cités dans une méditation plus large sur l’être, la mémoire, le temps. Votre oeuvre n’est pas régionaliste même si le Bordelais et l’Aquitaine est pour vous une province fondatrice.

Bordeaux ou l’Aquitaine dans Sentinelle de l’aube, l’Aubier, Le lieu le plus obscur, l’herbe et la feuille, Village, Frontalières, mon Aquitaine secrète, Une enfance en Aquitaine possèdent quelque chose d’essentiel et d’éternel qui dépasse le local. On comprend bien que votre oeuvre s’enracine dans le terreau  d’une filiation, mais si elle puise ses sources dans une expérience singulière et intime, elle tend en même temps vers l’universel. C’est que le Bordelais, l’Aquitaine de Suffran, territoire géographiquement situé, s’élabore sous le signe d’une « Province poétique », d’un lieu fondateur, source de la parole. Plus qu’un référent réaliste, ce lieu offre une source inépuisable d’images, de métaphores. Le lieu réel n’est alors plus le lieu représenté,  il devient un lieu « poétique ».   

Homme de fine et grande culture, vous avez créé une œuvre, hors modes et hors circuits, ce qui nous conduira à organiser un colloque passionnant sur une œuvre à l’écart des sentiers médiatiques et universitaires habituels. Ce colloque devra prendre en compte cette réalité.

Votre œuvre a su se tenir, je le disais, à l’écart de l’esprit du temps, de la tyrannie de la communication, de la satisfaction du moment, de l’éphémère. Elle n’a jamais épousé la mode, « la tendance ». Elle est même, il me semble animée, - c’est ce qui la rend si attachante -  du désir profond de rompre avec l’esprit du temps et la vanité du monde social. A l’esprit du temps, vous préférez l’esprit du lieu. L’esprit du lieu a une mémoire propre que seule l’intuition poétique peut appréhender. Par définition l’esprit du lieu n’est pas de l’ordre de l’avoir, mais de l’être. A la fois matériel et immatériel, visible et invisible, le lieu se dérobe sans cesse mais sa recherche demeure essentielle et en même temps inaccessible. Chercher à approcher l’esprit du lieu comme vous le faites dans l’aubier, dans l’herbe et la feuille, Village, Frontalières, mon Aquitaine secrète, c’est choisir d’habiter dans le retrait, c’est faire vœu de silence, de rêverie, c’est rechercher quelque chose que l’on ne possède pas, quelque chose d’essentiel que l’on désire tout en sachant qu’on ne le trouvera pas ou trouvera plus.

Retrouver l’esprit des lieux comme vous le faites dans vos textes autobiographiques, fictionnels ou poétiques, c’est faire appel à tout ce que les temps modernes rejettent : le silence, la poésie, la mémoire, le retrait, la nostalgie de l’enfance et de l’origine. Mais je ne distinguerai pas les textes poétiques des autres car tous sont placés sous le signe d’une grande sensibilité poétique.

Je donnerai un autre exemple brillant de cette « inactualité » de votre œuvre qui appartient à la grande période des fictions radiophoniques de l’ORTF, pendant laquelle vous avez transposé, dans une recréation empathique, des textes qui vous étaient chers. Cet exemple est celui de vos adaptions radiophoniques des œuvres de Marcel Schwob (Monelle et la Croisade des enfants), remarquables par la liberté de la récriture infiniment poétique. Ces adaptations témoignent aussi d’une  compréhension profonde de l'œuvre originale et vous avez su vous entourer des meilleurs comédiens de l'époque et de grands musiciens. Mais j’en conviens ces beaux textes n’ont pas rencontré de succès populaire et ne sont pas connus. 

Si le roman la nuit de Dieu qui fascinait tant Ionesco est une œuvre difficile, d’autres - je m’empresse de rassurer les arduans -  sont plus accessibles, comme les romans policiers qui sont d’ailleurs beaucoup plus que des romans policiers (Sentinelle de l’aube ou le colporteur bossu) et n’entrent pas dans ce qu’on appelle la littérature populaire même si l’intrigue policière y est divertissante. La trame policière semble le prétexte à deux livres très personnels, riches d’une dimension personnelle. Sébastien Lechat qui conduit ses enquêtes involontaires vous ressemble il me semble beaucoup (bibliophile érudit, très sensible à l’esprit des lieux, à leur poésie, homme passionné autant que réservé et discret, pratiquant l’humour sur lui-même, ce personnage attachant qui connaît la tentation du retrait s’abandonne de temps en temps à des moments de méditation profondes qui sont rares dans ce type de roman). A côté de ces romans policiers, je pourrais citer aussi le très poignant roman L’aubier, et le mystérieux roman Le lieu le plus obscur qui se tient à la lisière de l’autobiographie, de la fiction et même du fantastique. Il faudra s’intéresser l’an prochain à la mythographie qui se construit d’un livre à l’autre dans l’ensemble de votre œuvre. On s’interrogera bien sûr sur l’importance du lieu d’enfance dans une œuvre au confluent du biographique et de l’imaginaire et on essaiera de cerner les contours d’un mythe de l’esprit des lieux dans votre œuvre.

Le colloque que l’ARDUA souhaite réaliser s’annonce passionnant à plus d’un titre. Il aura pour but de révéler la richesse et l’originalité d’une œuvre absolument libre dans ses formes qui semble émerger d’une plongée dans une mémoire affective et sensible, gardienne de l’essentiel.  

Après avoir insisté sur l’importance de l’esprit des lieux j’aimerais dire quelques mots maintenant de la mémoire et de l’enfance avant de terminer par les couleurs de l’univers très personnel que vous parvenez à créer.

La mémoire, c’est beaucoup plus qu’un thème important. La mémoire c’est l’outil premier que vous utilisez, l’outil et la source sans laquelle vous ne pourriez pas créer. Au tout début des Lieux de mémoire, Pierre Nora tentait de cerner ce qu’est la mémoire face à l’histoire. :

« La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants […], en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérables à toutes les utilisations et manipulations, susceptibles de longues latences et de soudaines revitalisations ».

La mémoire dans votre œuvre capture avec bonheur et finesse le flux du temps révolu. Souvent confrontée à la trace, au vestige, à l’empreinte, elle s’affirme d’une manière mélancolique comme un territoire solitaire et secret. Vous êtes un maître dans le dévoilement subtil des souvenirs embrumés, dans la suggestion des occultations involontaires ou recherchées de la mémoire, dans l’évocation des déchirures aussi. La mémoire chez vous est bonheur -bonheur de retrouver-, mais aussi douleur, lorsque vous affrontez la rupture d’un fil temporel, lorsque vous vous placez au seuil des deuils. Jamais votre lecteur n’a une impression de gratuité. Le surgissement de l’émotion n’est jamais loin dans le dévoilement des souvenirs.

Dans ce territoire profond et secret de la mémoire, il y a un lieu que vous affectionnez, c’est celui de l’enfance que l’on retrouve dans votre roman Le lieu le plus obscur, dans des textes plus autobiographiques comme Frontalières et dans votre théâtre également (Je m’appelle jean Gilles, Le rendez-vous de Johannet). Dans ces œuvres, la mémoire installe le souvenir dans le sacré car vous évoquez un monde, d’autres diraient un paradis, avant le déclenchement du temps qui va tuer l’enchantement mais en même temps nourrir la nostalgie qui est chez vous une source inépuisable de création. Le déclenchement du temps a mis un terme à l’innocence du regard de l’enfant sur le monde, à l’immédiateté des premiers contacts avec l’espace enchanté. Il introduit aussitôt la connaissance de la séparation et la conscience de l’éloignement du moment premier. C’est lui qui suscite la quête d’un lieu perdu qui blesse et attire en même temps. L’éloignement de la source n’empêche pas de revenir sur le lieu des origines. C’est la démarche du poète. Qu’importe que le réenchantement opéré reste illusoire et éphémère comme dans L’herbe et la feuille, il a permis de dire l’essentiel.  

Il me reste, pour terminer cette rapide présentation de votre œuvre nombreuse et diverse, à dire les principales tonalités qui la composent et forment un univers très personnel. J’éviterai d’utiliser des étiquettes génériques qui figent, réduisent, peuvent trahir facilement la réalité d’une œuvre. C’est pour cela que je préfère évoquer vos oeuvres sous l’angle plus subtil de la tonalité. J’ai déjà signalé que le colporteur bossu et Sentinelle de l’aube n’avaient pour moi que l’apparence du roman policier.

Un mot sur la tonalité tragique et sur deux livres La nuit de Dieu et Savonarole.

Le premier est une œuvre romanesque inclassable entre le récit historique (les personnages ont existé, à commencer par ce jésuite bordelais Jean-Joseph Surin comme l’affaire de Loudun a existé) et le roman de la condition métaphysique, roman d’interrogation brûlant, éprouvant qui nous rend sensible des questions métaphysiques, mystérieuses, comme la grâce, le péché, le salut, l’absurde, l’humiliation. Il s’agit d’une œuvre tragique. Vous nous avez livré dans ce roman puissant, violent, des problèmes fondamentaux sans les résoudre trop aisément. Le mystère reste entier à la fin du livre et s’est même épaissi. Vous avez su rendre vivantes et aiguës des questions sans réponse universellement admises. Plus votre personnage s’enfonce dans la nuit, plus le mystère redouble. Le problème que vous ne résolvez pas, vous nous le faites sentir à travers des images puissantes, bouleversantes. Nous sommes aux antipodes d’un roman didactique. Votre personnage principal est à la recherche du sens intemporel de sa vie. Vous ne mettez en scène ses actes humains que pour vous attacher à leur valeur dans l’Absolu. Cet absolu, il est le mystère de la destinée surnaturelle. Le sujet profond de ce livre unique, c’est la face surhumaine de l’homme, celle qui le montre engagé dans une aventure plus grande que lui. Ce roman est un livre à part dans le corpus romanesque de votre œuvre. Mais au théâtre, dans une pièce qu’on peut lire comme le pendant  de ce roman, vous avez atteint cette hauteur de tragique.  Savonarole. Il s’agit d’une grande œuvre théâtrale à l’écriture dense et dépouillée, un drame puissant et saisissant tant sur le plan humain que métaphysique. On ne vous reprochera pas cette fois-ci d’avoir choisi votre sujet dans l’histoire de Bordeaux. Jean-Pierre Laruy qui l’avait admirablement mise en scène, aidé par la richesse des didascalies, disait de votre texte « L’œuvre poétique, la tragédie de Michel Suffran situe ses personnages dans un temps précis, mais au même moment les isole « dans le vide immense du ciel ».

Bien sûr, les thèmes abordés dans ces deux œuvres rappellent Bernanos (le mal comme aspiration du vide et du néant, le combat contre le mal, la sainteté peut-être) mais je peux vous assurer que l’univers de votre roman et de votre pièce de théâtre reste unique, comme leur écriture. Vous voyez si je partage le point de vue de Ionesco. Et quel peintre de la nuit vous êtes !

Il me reste à évoquer rapidement trois tonalités, trois pôles de votre création : la féerie, le fantastique et la mélancolie qui témoignent d’une autre manière que le tragique de ce « surhumain » qui est peut-être le signe spécifique de la nature humaine.

Vous aimez la féerie, c’est le versant lumineux de votre œuvre alors que le tragique en est le versant noir. Cette férie nous la retrouvons dans le très délicat texte L’herbe et la feuille et dans d’autres textes à dominante autobiographique. Dans ces textes déjà cités, la féerie a quelque chose d’intime et de domestique. Vous plongez le lecteur dans une durée qui a rompu les amarres avec le temps des horloges. La féerie fait planer la nostalgie d’un pays perdu, celui de l’enfance. L’écriture est un réenchantement.

Entre le tragique et la féerie il y a une autre tonalité : le fantastique saisi au moment fragile, hésitant, du basculement de la réalité dans l’inconnu, un moment frontière, un entre-deux. On pourrait retrouver des traces de fantastique pur dans La nuit de Dieu mais je pense plutôt à des textes comme Le lieu le plus obscur, L’aubier et dans une moindre mesure à certaines pages de Sentinelle de l’aube et du Colporteur bossu. Dans les deux premières oeuvres que j’ai citées, le narrateur - dans lequel l’auteur se projette certainement - frôle ce pays de la mort qu’est le fantastique, monde d’exil et de dépossession, où la logique qui règne est une logique de néant. Dans l’aubier le narrateur enquêteur, sorte de Sébastien Lechat plus tourmenté et angoissé, conduit son enquête et sa quête au péril de sa raison car le fantastique de l’aubier comme celui du lieu le plus obscur rapporte dans le présent de ces narrateurs les épaves d’un monde qui est par delà la vie et la mort, un monde qui ne répond à rien et qui suscite un vertige sans fond et sans issue, un monde qui fait tout exploser, dénaturant comme la folie. Il y a enfin la mélancolie plus disséminée dans l’ensemble de l’œuvre fictionnelle, autobiographique et théâtrale. Faute de temps je citerai juste deux pièces de théâtre remarquables de ce point de vue : Le rendez-vous de Johannet et Les sablonnières (admirable texte). On pourrait aussi citer Fréquence de nuit qui mêle subtilement mélancolie, dérision et burlesque triste.

J’ai essayé de donner un panorama un peu complet d’une œuvre aussi vaste et diverse que la vôtre. Et pourtant, faute de place, j’ai dû laisser de côté  l’homme de radio (toutes les pièces radiophoniques), l’homme de télévision, de côté aussi (mais ce sera une des finalités du colloque de mettre en valeur tous les aspects de votre création)  la critique passionnée que vous avez faite des auteurs que vous aimez : Mauriac, Buzzati, Jean de la Ville de Mirmont, votre essai sur une génération perdue. Il me plaît de m’arrêter sur cette génération perdue et sur une jolie collection que vous avez dirigée, la « collection Oubliés et Effacés » aux éditions Opales. Cette entreprise vous ressemble car vous êtes un homme aussi généreux que modeste. Le petit livre Georges Pancol (Journal intime, Lettres à sa fiancée, Poèmes) que vous avez publié est un petit bijou d’élégance.Vous y reconstituez l’itinéraire d’un jeune homme, mort à l’âge de 27 ans à la guerre, en 1915. Le choix des textes, votre présentation pleine de finesse et de sensibilité nous rend cette figure oubliée et effacée étonnamment proche de nous.

Mon dernier mot sera pour la qualité de votre écriture, quelle que soit le genre abordé, la tonalité choisie. Il n’y a pas de petit genre pour vous. L’exigence pour vous  est toujours la même et pour le lecteur le charme est au rendez-vous. Ce plaisir de votre lecteur n’est pas réductible à l’expérience d’un agrément, il est d’autant plus singulier qu’il n’est pas attendu. N’est-ce pas la marque des oeuvres originales qui ont une dimension poétique ? Dans tous vos textes vous savez poétiser notre relation au monde, vous nous donnez accès avec pudeur et discrétion, entre surface et profondeur, à des émotions neuves, des dimensions ignorées de notre être. Le pouvoir de votre écriture vient de ce sentiment d’ouverture et de possible indéterminé qui est la marque de la poésie. On sent bien que pour vous, les livres sont des êtres vivants et parlants, et que les écrivains que vous aimez sont, avant tout, des voix. Pour nous aussi, votre œuvre est une voix. Comme le charme, elle ne se consomme pas, mais s’éprouve et se mérite."

Gérard Peylet le 21 mai 2015